Nature Boy
Entretien: Richard Robert, Photographer: Frederika Helwig
Taken from Les Inrockuptibles (France), 6-12 November 2001

La nouvel album de Pulp aurait pu n'être que le beau geste d'un groupe qui se saborde pour se débarrasser de sa gloriole pop. Mais We Love Life ressemble finalement à une renaissance: celle d'un groupe et de son leader, Jarvis Cocker, qui cultivent la remise en question perpétuelle pour garder les yeux grands ouverts et les sens éveillés.

Dans le monde merveilleux de l'entertainment, où il n'est question que de ligne à suivre et de carrière à bâtir, on tolère de moins en moins ceux qui, un beau matin, se lèvent du pied gauche et en profitent pour se tirer une balle dans le droit.

Pourtant, l'histoire de la pop, des Beatles à Clash, de Scott Walker à Radiohead, est pavée de ce genre de gestes fous où un artiste, parvenu à un point culminant, préfère le saut dans le vide à la descente par paliers, le sacrifice de quelques parts de marché à l'enlisement progressif dans la routine. Il y a ainsi quelque chose de l'ordre du dégoût (du manège de la pop) et du suicide (simulé) dans le septième album de Pulp.

En choisissant Scott Walker comme producteur, en l'invitant à venir faire ses oeufs dans son nid en formica d'éternel vieux garçon, Jarvis Cocker savait bien où il mettait les pieds. Scott Walker, une légende bousillée, un prince déchu qui n'a rien trouvé de mieux que d'intituler son dernier album Tilt (histoire d'appuyer un peu plus fort sur le disjoncteur) ou de sonoriser les tourments mégalomanes de Leos Carax (en composant la BO de Pola X). Avec un tel intrus à bord, on peut penser que Pulp envisageait l'idée d'un sabordage plus ou moins contrôolé au terme de quelque vingt-trois ans d'activité (le groupe s'est formé en 1978) - la moitié passée dans le noir total et l'autre sur une mer d'huile balisée par les succès, la célébrité, la vie facile et les MTV Awards.

Depuis le sombre et déréglé This Is Hardcore, la croisière ne s'amuse plus et son capitaine Jarvis répugne de plus en plus ouvertement à jouer ce rôle de Grand Meaulnes habillé en Austin Powers, mi-roseau, mi-sapin de Noël, lunaire et luminaire à la fois.

Sur le premier morceau de We Love Life, Weeds, il stigmatise l'exploitation par la culture pop, cette centrifugeuse à tempéraments, des trouble-fêtes et autres désaxés de son espèce. Introduits par erreur au milieu des années 90 dans le wagon bondé de la brit-pop, les provinciaux maladroits de Pulp en avaient épousé les codes couleurs et vestimentaires, l'arrogance visqueuse entretenue par les tabloïds rock, devenant au fil des albums l'un de ces bibelots seventies au coeur ébréché mais à la coquille polie et luisante.

We Love Life vent peut-être dire implicitement qu'ils haïssent l'autre vie, cette prétendue vie d'artiste, celle où l'être et les néons finissent par ne faire qu'un, où la moindre faille dans un plan de carrière est fatale et irréparable.

Avec ce nouveau disque tordu, un monolithe opaque qu'il est bon de laisser décanter longtemps sur la platine pour en apprécier le bouquet subtil et amer, Pulp redevient l'animal ingrat qu'il était à ses débuts, le vilain canard du rock anglais qui entonne là son probable chant du cygne. Avant, comme le suggère le dernier titre de l'album, Sunrise, une tout aussi probable résurrection.

Jarvis Cocker: Pulp existe depuis plus de vingt ans maintenant et nous tenons plus que jamais à ne pas rabâcher. Du coup, nous prenons de plus en plus de temps entre chaque album: c'est comme si j'attendais de devenir une nouvelle personne avant de repartir à l'attaque, j'ai besoin de ressentir ce genre de métamorphose.

D'un album à l'autre, vous ne réutilisez jamais la même méthode de travail?

La plus grande chose que la musique m'a apprise, c'est précisément qu'on ne peut jamais appliquer deux fois la même méthode. Je me souviens par exemple d'avoir écrit quasiment tous les textes de l'album Different Class en deux nuits seulement: je m'étais isolé dans la maison de ma soeur, j'avais picolé comme un dingue et les mots avaient jailli d'un seul trait de plume. J'ai cru pouvoir réitérer l'expérience avec This Is Hardcore: je suis retourné dans la même maison, j'ai pris la même bouteille de cognac... et je me suis endormi comme un pauvre poivrot sur ma feuille. J'ai pris une belle leçon ce jour-là.

Avec We Love Life, Pulp semble désormais s'ouvrir à la lumière.

La nature est l'un des sujets principaux de ce disque: je parle beaucoup des arbres, des oiseaux, des animaux, mais j'ai voulu éviter au maximum la naïveté, la candeur forcée. Lorsque je contemple un arbre, je reste ce type qui a traversé des périodes difficiles, chaotiques. C'est un soulagement de se retrouver à l'air libre; mais je sais quel est le parcours, l'enchaînement d'événements qui m'a amené jusque-là. Le regard que je porte aujourd'hui sur la nature, c'est celui d'un homme qui a passé beaucoup de temps à regarder dans son verre de whisky et à croiser des gens déglingués dans des nuits londoniennes un peu pourries. Je ne vais donc pas tomber dans l'angélisme, embrasser le tronc d'un chêne en lui disant "Toi, tu es mon meilleur ami." Je ne suis pas un hippie.

Comment expliques-tu que la nature soit soudain devenue une telle source d'inspiration?

J'avais envie d'en savoir plus sur elle, de voir si je pouvais la comprendre. Je me suis aperçu récemment que la photographe Nan Goldin avait un peu suivi la même trajectoire: pendant des années, elle a pris pour sujet des paumés new-yorkais, et depuis quelque temps, elle s'est lancée dans une série de paysages. Nous vivons un âge étrange, où tout le monde considère que les villes que nous avons construites constituent notre environnement normal: ce constat ne souffre plus aucune discussion. Nous sommes un produit de la nature, mais nous nous sentons étrangers et désarmés face à elle. J'ai voulu retrouver ce lien perdu. Il ne s'agit pas de se couper de la communauté des hommes et d'aller vivre au fond des bois. Mais je remarque par exemple que le simple fait de marcher dans une forêt, avec tout cet espace autour de moi, libère mon espace mental: mes pensées ont plus de latitude et de moyens, j'ai l'impression de pouvoir donner davantage de sens aux événements qui émaillent ma vie.

On a parlé à un moment d'un album acoustique, voire pastoral. Au final, We Love Life est quand même très éloigne de cela.

Après un disque aussi explosif que This Is Hardcore, nous aspirions à un peu plus de tranquillité. Peu de temps après sa sortie, nous avons été invités à jouer à la Biennale de Venise. Le concert avait lieu dans un palais réputé pour ses chandeliers de verre, très vieux et très fragiles: nous ne pouvions nous y produire qu'à condition de jouer calmement, de nous passer de toutes nos pédales d'effets. En tant que chanteur, je me suis senti beaucoup plus exposé: c'était au fond une situation bien plus agressive qu'à l'accoutumée. Mais j'ai aimé retrouver ce sentiment de grande vulnérabilité. Si nous avons changé de direction par la suite, c'est parce que nos nouvelles chansons ne réclamaient pas forcément une tonalité acoustique. Il aurait été stupide de s'obstiner à appliquer un schéma préétabli. La musique n'est pas un plan quinquennal dont il faut respecter les termes à la lettre. Par ailleurs, le dépouillement West pas forcément gage de qualité. Musicalement, il est assez facile d'attirer l'attention en se foutant à poil. Ça peut être aussi putassier que de vouloir marquer les esprits en poussant les amplis à fond.

Vous avez cette fois enregistré de façon plus directe. Vous êtes-vous sentis plus en confiance que par le passe?

Nous étions franchement crispés au début, mais Scott Walker nous a libérés, a su nous redonner confiance. Musicalement, nous ne pensions pas être assez bons pour pouvoir enregistrer de cette façon. Il fallait atteindre une sorte d'union charnelle. Or, si tu fais l'amour en étant stressé, tu t'exposes à de sacrés déconvenues - surtout si tu es un mec. Et c'est comme ça que tu te retrouves à bouffer du Viagra.

Vous avez privilégié la spontanéite, mais les chansons elles-mêmes ne sont pas si simples que ça, dans leur construction comme dans leurs arrangements.

Par la rime, la métrique, j'ai toujours eu le sentiment de me rattacher à une forme assez traditionnelle de songwriting. Il y a quelque chose de tranquille et de satisfaisant là-dedans. Mais j'essaie de dériver, de mettre un peu de désordre dans la vieille structure couplet-refrain. Ce qui me plaît avec Pulp, c'est que nous savons rarement dans quoi nous nous engageons. Je n'aime pas beaucoup ce mot, mais l'essentiel de nos chansons provient de jamsessions enregistrées, où nos idées prennent corps peu à peu. J'ai des centaines d'heures de musique sur des cassettes, qui forment l'histoire secrète de Pulp et sont pour la plupart du temps inécoutables. J'aime le moment où nous construisons quelque chose de solide à partir d'une masse informe.

Es-tu soucieux de savoir si votre musique se rattache plutôt au mainstream ou plutôt à l'underground?

Cette question ne me travaille plus autant qu'avant. A une époque, il était important pour moi que notre musique entre dans la catégorie "mainstream'. J'ai grandi dans l'Angleterre de Thatcher, à un moment où une large partie de la société pensait qu'elle comptait pour du beurre et qu'elle n'au jamais voix au chapitre. Venant moi-même de cette classe de sans-espoir, je voulais à tout prix être reconnu à une grande échelle. J'ai réussi et aujourd'hui encore, j'en suis fier. Mais ce n'est plus ma motivation principale. Une fois que tu as atteint le succès et que tu gagnes du fric, l'important est de ne pas composer une chanson dans le seul but de t'acheter une nouvelle bagnole, de ne pas entrer en compétition avec Jamiroquai parce qu'il possède cinq Ferrari et que toi, tu den as que quatre.

Weeds est une metaphore sur ces relations entre l'underground et le mainstream.

Dans cette chanson, je voulais simplement montrer comment les meilleures idées naissent souvent dans les marges de la société avant d'être récupérées et digérées par les classes supérieures. Il y a souvent infiniment plus de vitalité et de créativité dans les couches les plus basses de la population. J'ai failli me déconnecter complètement de cet univers. Quand la vie est vraiment dure et glauque, elle attise ton désir de t'en sortir. Mais une fois que tu t'en es tiré, cet aiguillon peut disparaître. Le plus dur, c'est de parvenir à améliorer ta vie sans perdre de vue ce désir. Je crois qu'on peut profiter du succès et de l'argent sans devenir stupide ni grossier. Je sais que c'est possible, j'y arrive de temps en temps.

On dirait qu'il y a en toi un enfant qui a gardé intacte sa faculté d'émerveillement et un adulte qui refuse d'être trop naïf.

Je n'ai pas envie de devenir amer, tordu et cynique. En vieillissant, on ne peut pas s'empêcher d'apprendre des choses sur la façon dont le monde tourne. Les leçons qu'on en tire sont souvent porteuses de désillusions. Ça commence quand on apprend que le père Noël n'existe pas... Dans ce contexte, il faut arriver à garder une part de spontanéité, ne pas se laisser entraîner dans la mécanique de l'angoisse. J'accepte de me dire que je peux être paumé comme tout le monde. Je sais que je ne serai jamais parfait, mais aussi que je ne cesserai jamais de tenter ma chance - et cette simple idée prouve que je fournis un effort, que je ne reste pas passif. Je suis heureux d'être dans un mode de vie où le processus de création prend une large place. Je ne peux pas construire une table ou une chaise, mais je sais composer une chanson. De ce point de vue, je me sens comme un artisan: pour moi, c'est un privilège. Nous ne sommes pas des musicos... Si le groupe se sépare demain, il va mieux que nous n'envisagions pas une carrière de musicien de session: on se retrouverait vi au chômage. Mais nous nous connaissons bien maintenant que nous savons comment aller tous ensemble au fond d'une émotio comment travailler une atmosphère. La musique, on peut l'apprendre dans un bouqu ou sur les bancs d'un conservatoire. Nous nous l'avons apprivoisée sur le tas.

Comment en êtes-vous arrivés à confier la production de ce nouvel album à Scott Walker?

Par désespoir... No étions profondément déprimés par le piètre résultat de nos premières sessions. Nous avons pensé à Scott parce qu'il nous avait conviés quelques mois auparavant au Festival Meltdown, dont il avait assuré la programmation. Il s'est tout de suite montré très intéressé. Etant un grand fan de ses disques, j'ai été flatté qu'il accepte. Mais je ne voulais Pas qu'on fasse appel à lui pour satisfaire notre ego et pour claironner partout que nous avions un invité exceptionnel sur notre prochain disque. Il fallait que Scott soit le type idéal pour ce genre de boulot. Quand je lui ai dit que nous voulions enregistrer un album plus spontané, il m'a répondu que c'était exactement ce qu'il pensait nous suggérer. A partir de là, nous pouvions bosser sans le moindre état d'âme. Dès les premières chansons que nous avons enregistrées avec lui, j'ai senti que nous avions franchi un palier. Il n'y avait pas d'ordinateur, pas de samples, pas de ProTools: ce n'était que le son brut de Pulp jouant dans une pièce et c'était meilleur que jamais. Scott n'est pas un producteur professionnel: il a avant tout abordé ce travail avec une oreille de musicien.

Ce n'était pas tétanisant de travailler avec un musicien qui est depuis toujours l'un de tes héros?

Le problème de Scott, c'est que beaucoup de gens ont trouvé ses derniers disques obscurs, impénétrables. Du coup, on l'a pris trop au sé-rieux, on a forgé cette légende de type reclus, solitaire et à moitié fou. Les premiers instants que nous avons passés ensemble ont dissipé mes propres appréhensions. On est allés chez lui, on s'est assis à la table de la cuisine et on a discuté tranquillement. Il y avait là une perruche en cage qui faisait un tintouin impensable. La rencontre a aussitôt perdu de sa solennité: quand un piaf couine ainsi dans votre dos, vous ne pouvez pas rester sérieux comme un pape. Il est simplement très timide. Comme je le suis aussi, je craignais qu'on ne puisse pas communiquer, qu'on ne parvienne pas à se sentir à l'aise en studio. Mes craintes étaient totalement infondées.

Depuis vingt ans, l'histoire de Pulp a été riche en péripéties. Est-ce qu'une cohérence se dégage néanmoins de tout cela?

Je ne réécoute jamais nos anciens disques, je peux difficilement avoir un esprit de synthèse. Mais je me dis par exemple qu'un titre comme The Birds in Your Garden aurait pu figurer sur It, notre premier disque. Le son et l'ambiance me ramènent à l'époque de mes 20 ans. Il faut croire que j'avance en traçant des petits cercles et que je reviens plus que je ne le crois à l'endroit d'où je suis parti. Ce n'est pas si désagréable.

Si on compare la discographie de Pulp à un puzzle, est-ce que l'image te paraît juste?

La vie elle-même m'apparaît comme un puzzle. La musique a sans doute été pour moi un moyen de trouver un ordre dans le chaos de l'existence. Et tant pis si c'est une recherche un peu illusoire. Ce n'est certainement pas un hasard si je construis souvent mes chansons comme des histoires, avec un début, un milieu et une fin. J'ai besoin d'arriver à une sorte de conclusion - je suis un esclave des conclusions!

Nous aimons la vie: y a-t-il une part d'ironie dans ce titre?

Aucune, pas même une miette. Quel est l'intérêt d'une telle phrase si elle dest pas sincère? Ce serait comme dire "Je t'aime" à quelqu'un sans le penser tout à fait: dans ce genre de situation, tout le monde perd son temps. Et moi, je n'ai plus du tout envie d'en perdre.


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