Jarvis & Steve Interview
Words: Christophe Despaux & Quentin Groslier, Photographer: Stéphane Burlot
Taken from Prémonition Magazine, October 1995

Rescapé du caniveau, Pulp évolue aujourd'hui dans les penthouses pendant que Jarvis Cocker, promenant sa nonchalance tongue-in-check de couvertures hebdomadaires à des jeux TV grand public, atteint presque la notoriété de son homonyme quinquagénaire Joe. Une success-story entamée par le bancal His 'n' Hers et que confirmera sûrement le petit dernier: Different Class. Différent mais classique, Pulp y dévoile un visage déjà entr'aperçu tout au long de sa discographie erratique, celui d'un groupe presque basique, à peine tourmenté. un passage à l'âge de sérénité que nous commentent l'ancien freak en chef Jarvis et son acolyte Steve Mackey: comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la norme.

Different Class est voire album le plus pop à ce jour. On y sent moins ce qui faisait la spécificité de Pulp, ces longues chansons singulières aux paroles biscornues.

Steve: C'est en effet supposé être un disque de pop music.

Jarvis: Nous voulions douze chansons qui soient sur le même plan en termes de mélodies mais je pense que F.E.E.L.I.N.G.C.A.L.L.E.D.L.O.V.E, par exemple, possède une dynamique similaire à My Legendary Girlfriend ou d'autres chansons de ce genre.

Sur Monday Morning, tu chantes: "Pourquoi vivre dans le monde quand on peut vivre dans sa tête?", ce qui résume un peu votre carrière d'avant His 'n' Hers. Aujourd'hui, pour toi, ce serait plutôt: "Pourquoi vivre dans sa tête quand on peut vivre dans le monde", non?

Jarvis: Oui, tu as raison. Monday Morning parle de l'époque où j'étais au chômage à Sheffield et où j'avais pris l'habitude de rester au lit toute la journée. Rien n'allait alors dans ma vie et je passais mon temps à dormir. Quand tu dors, tu as au moins l'opportunité de faire de beaux rêves, ce qui n'est pas le cas si tu te lèves. Cela peut-être agréable au premier abord mais, en fin de compte, ce n'est pas une bonne façon d'affronter la vie. J'ai donc pris la décision de changer de rythme et de partir à Londres, ce qui n'était pas facile. C'était le moment ou jamais d'essayer de faire quelque chose de ma vie, que ce soit dans le cinéma, comme je le croyais à l'époque, ou dans la musique. J'aurais pu vivre longtemps à Sheffield, sans rien faire, en voyant de temps en temps les amis que j'y avais. Il n'est pas facile de prendre ce genre d'initiatives. Lorsque tu changes de vie et de ville, tu as l'impression de perdre une partie de toi-même, tu es à l'extérieur mais c'est quand même utile de se fixer un objectif qui semble dur à atteindre. Une grande partie de ce disque parle de cette idée d'aller chercher quelque chose à l'extérieur.

Certaines choses semblent avoir changé avec Pulp. Les créatures bizarres qui peuplent vos chansons peuvent même s'en sortir ou du moins essayer, comme c'est le cas sur Mis-Shapes...

Steve: Nous avons enfin été acceptés pour la première fois, au cours de ces deux dernières années, ce qui n'était pas le cas avant. Cela a changé beaucoup de choses dans le groupe. Nous sommes beaucoup plus confiants quant à ce que nous faisons maintenant.

Jarvis: Avant, nous étions completement isolés et nous n'avions pas franchement de succès. Récemment, j'ai pris conscience d'une chose: si beaucoup de gens achètent tes disques, c'est qu'ils sont en phase avec toi et avec ce que tu exprimes. Je pense que cela m'a apporté un peu d'optimisme et de confiance pour écrire des chansons qui soient plus dirigées vers les gens et qui ne se limitent pas uniquement à Sheffield et à mon univers personnel.

Est-ce pour cela que tes textes paraissent plus abstraits, moins précis?

Jarvis: Je ne pense pas que ce soit vraiment lié. Toutes les chansons de Different Class sent basées sur des faits réels. Pour Common People, je me suis inspiré de cette fille de mon école d'art, qui croyait pouvoir vivre comme les gens ordinaires en venant d'un milieu social plus élevé. Du tourisme social, en fait.

Ou du voyeurisme social...

Jarvis: Oui. Je crois vraiment que nous abordons beaucoup de thèmes dans ce disque.

Ce thème du voyeurisme revient dans beaucoup de vos chansons, de Babies à I Spy...

Jarvis: N'importe quel auteur qui écrit des paroles dans un groupe est un voyeur parce qu'il rassemble tout ce qu'il voit autour de lui pour en faire quelque chose d'autre. La vie, c'est de la matière brute pour l'inspiration. Cela s'inscrit dans un cadre, qui t'empêche de tomber dans la religiosité. Les gens aspirent à ce genre de structures, comme la religion, qui donnent une forme à leur vie. Être dans un groupe peut remplacer ce besoin. Je m'y connais un peu en religion. En Angleterre, il y a eu ce grand scandale à propos d'une église de Sheffield, près de chez moi. Elle se réclamait du christianisme, mais de façon très moderne. Leur service démarrait à neuf heures et demie du soir avec la diffusion de rave music et des projections de Jésus et de scènes bibliques sur les murs.

Steve: Il y avait un studio dans l'église où l'on pouvait enregistrer de la house music.

Jarvis: D'anciens membres de Pulp ont rejoint cette église, il y a quelques années. Le clavier de la formation originelle, puis le bassiste avant Steve et enfin le type qui conduisait notre van pendant les tournées. Récemment, il y a eu un gros problème. Cette église interdit tout rapport sexuel avant le mariage et l'homme qui dirige cette secte a été convaincu d'attouchements sur plusieurs membres féminins de la congrégation.

Steve: Cela a fait un énorme scandale en Angleterre. Tous les journaux en ont fait leur une.

Jarvis: Comme je l'ai dit, beaucoup de nos anciens musiciens s'y sont réfugiés à l'époque où Pulp ne marchait pas, ce qui prouve bien le besoin de donner une forme à sa vie, quelle qu'elle soit.

Jarvis, tu es devenu une star en Angleterre, tu es l'invité de nombreuses émissions televises - de Top Of The Pops à Pop Quiz. Est-ce un jeu ou l'expression d'une revanche souterraine sur tes années de vaches maigres?

Jarvis: Un processus particulier se déroule actuellement en Angleterre, en ce qui concerne la 'musique indépendante'. J'aime la bonne musique et je ne vois pas pourquoi elle devrait exister à la lisière du mainstream, je trouve bien plus intéressant de rendre le mainstream acceptable. On voit de plus en plus de groupes dits indépendants à la télé et ils sont incapables de parler. Je veux prouver que l'on peut faire cela bien, pour ne plus avoir à supporter ces groupes horribles qui monopolisent les ondes. Cette notion d'indle-music est d'ailleurs pratiquement morte, car plein de groupes sol-disant indés se retrouvent dans les charts mainstream. Je considère cela comme une victoire.

Vous avez fait des vidéos pour d'autres groupes. En faites vous encore?

Jarvis: Non, plus du tout.

Steve: On lions le propose parfois mais nous n'avons plus le temps. Nous ne faisons même plus nos propres vidéos.

Jarvis: Nous discutons le scénario avec le réalisateur, iI nous arrive de changer deux ou trois choses mais ça s'arrête là. Il est plus facile de laisser les mains libres à quelqu'un et de ne pas trop s'en mêler.

Steve: C'est très difficile pour nous de nous mettre en scène de la façon la plus glamour possible. Si l'on veut une vision objective de soi, mieux vaut la laisser à quelqu'un d'autre.

Quelle est votre idée de l'enfer?

Jarvis: Être coincé dans le centre commercial de Sheffield avec Wet Wet Wet passant en boucle sur la sono.

Quel est le journal où vous n'aimeriez pas apparaître?

Jarvis: Le Daily Telegraph.

Steve: Nous sommes passés dans beaucoup de journaux. Ils déforment tout. Dans une interview, on pouvait lire que Jarvis avait envie de coucher avec le plus de femmes possible, qu'il avait un pénis énorme, ce qu'il n'a jamais dit; enfin, peut-être en prive (rires). À la suite de cela, des lecteurs se sont plaints. C'est assez frustrant.

Jarvis: Ils n'exposent pas les faits, ils vont voir les personnes qu'ils ont dans le collimateur et leur demandent une confession exclusive en arguant du fait qu'ils savent tout sur elles. Ils se veulent les garants de la morale, ce que je trouve répugnant.

Aimez-vous le cinéma français?

Jarvis: J'aime le Jean-Luc Godard d'avant 1968. C'est assez irritant mais il a de fascinantes idées visuelles. C'est un formaliste. Maintenant, il est devenu trop intellectuel.

Steve: J'aime Truffaut pour son côté émotionnel.

Jarvis: Cela change du cinéma britannique post-victonen genre "Chaleur et poussière" qui evite soigneusement de montrer ce qui se passe en Angleterre aujourd'hui.

Sur Different Class, on trouve une chanson - Something Changed - qui aurait pu être sur It votre tout premier album.

Jarvis: C'est amusant que tu dises cela. Elle a été écrite il y a onze ans; au départ, c'était une démo pour ma soeur. J'ai écrit les paroles cette année. J'ai toujours aimé cette chanson mais je ne trouvais jamais la bonne mesure et je ne pouvais pas la chanter à l'époque. L'album est plutôt intense et je voulais une chanson optimiste pour l'aérer.

Steve: C'est une chanson très simple, très directe.

Sorted For E's & Wizz a un petit côté Bowie...

Jarvis: Tout le monde a l'air de le penser.

...un petit côté Memory Of A Free Festival.

Jarvis: Tu dis cela parce que ces deux chansons ont le même thème.

...D'ailleurs, tu chantes un peu comme lui sur celle-ci.

Jarvis: Waouh. That's nice (énorme accent cockney).

C'est un compliment pour toi?

Jarvis: Eh bien, oui. Il fut un moment où c'était quelqu'un de vraiment bien. Mais si tu entends par David Bowie: Tin Machine, alors là, c'est une insulte.

Cette chanson semble très critique sur ta période rave...

Jarvis: Steve et moi étions très impliqués dans ce trip en 1989, geeza (il tend l'index et l'auriculaire d'un air défoncé). Nous aimions bien ça, à l'époque.

Qu'est-ce que vous y trouviez?

Steve et Jarvis, en même temps: C'était le futur. C'était formidable.

Steve: C'était Star Trek en pleine année 1988.

Jarvis: C'était une façon nouvelle pour les gens d'apprécier la nuit, même si la chanson parle des désillusions qui en découlent.

   

Au fond, le succès ne vous a pas tellement changés...

Steve: C'est normal, Pulp a connu une gestation de douze ans avant d'arriver où il en est aujourd'hui.

Jarvis: Ce serait terrible de faire des années durant la même chose et, du jour au lendemain, de se mettre à écrire des chansons débiles à cause du succès.

Qu'est-ce qui peut vous motiver maintenant que vous avez réussi?

Steve: Mais nous n'avons pas 'reussi', nous avons 'réussi quelque chose'.

Jarvis: Tout le monde ne nous connaît pas. Il y a des gens que nous pourrions encore atteindre. Ce qui me plaît avec ce disque, c'est qu'il aura plus d'audience que le précédent, sans être pour autant plus commercial. Ceci dit, j'ignore tout du futur.

Tu parles beaucoup dans tes interviews de choses très privées, ton enfance, ta vie sexuelle. Y a-t-il des sujets tabous pour Jarvis Cocker?

Jarvis: Oui, mais je ne peux pas t'en parler, ils sont tabous (rires). Pour ce qui est du sexe, je n'aime pas les attitudes pudibondes. Quand on me pose une question, j'y réponds normalement au lieu de faire: "uh uh uh" (il pouffe d'un air gêné). Ceci dit, quand je rencontre quelqu'un pour la première fois, j'évite l'approche du genre: "Salut j'aime la levrette, et toi?".

Steve: Ce serait injuste de refuser de parler de sexe alors que c'est l'un des thèmes principaux de nos chansons. Madonna et Prince écrivent aussi sur le sexe mais as n'en parlent pas, car on ne peut pas les croire. Leur vision est caricaturale. Le nouveau single de Madonna, Human Nature, traite de libération sexuelle. Essaie de lui en parler, à son échelle, et tu verras comme elle se rétracte.

Quel est le péché que tu pardonnes le plus facilement?

Jarvis: Je ne les ai pas tous en tête... La luxure je pense, mais ce n'est pas un péché, plutôt une vertu. C'est à cause de cette notion de péché que les gens ont une sexualité contrariée. Au fond, le sexe est une impulsion naturelle. C'est quand tu le réprimes que tu t'exposes à faire des choses étranges.

Un écrivain que tu cites souvent est Tom Wolfe. Lis-tu des romanciers anglais contemporains?

Jarvis: Oui, j'aime beaucoup The Information, le dernier Martin Amis, qui n'a pas une très bonne presse. C'est vrai qu'il est moins comique que les précédents, plus narquois. C'est une histoire de vengeance entre deux romanciers dont l'un est jaloux du succès de l'autre. Ça peut sembler fermé comme sujet pour le grand public mais en tant que créateur, ça m'intéresse. Et puis, au moins, Amis parle de l'Angleterre d'aujourd'hui, pas de science-fiction.

J'imagine que le concept de Britpop vous fait beaucoup rire...

Steve: Et pour cause, ça n'existe pas mais tout le monde en parle.

Jarvis: Il y a même un programme TV qui s'appelle Britpop Now. Nous y sommes passés avec P.J. Harvey. Tous les groupes qui jouent ce que tu imagines être de la Britpop, avec de gentilles guitares, y passent aussi. Le problème est qu'ils ne sont pas très individualistes et donc pas très bons.

D'une certaine façon, vous faites aussi de la Britpop, mais avec une classe différente.

Jarvis: Oui.

Steve: Ce titre d'album est un jeu de mots. Tu peux le comprendre de deux façons qui sont, toutes les deux, bonnes.

Referez-vous de longues chansons erratiques comme Deep Fried In Kelvin?

Jarvis: Nous en avons une de côté, Catcliffe Shakedown, d'après le nom de l'endroit où nous répétions à Sheffield. C'est une chanson en trois parties, un peu comme David's Last Summer.

Steve: Nous éviterons dorénavant ce genre de morceaux sur nos albums. Ils cassent le rythme. Prends un disque comme celui de Black Grape, tout le monde restera dans la salle à manger pour l'écouter en dansant alors qu'avec nous, il y a forcément des moments ou quelques personnes iront dans la cuisine.

Jarvis, quel souvenir gardes-tu de ton interview de Kylie Minogue?

Jarvis: Je me souviens surtout de la session photo.

Vous avez joué à Glastonbury...

Jarvis: C'était un grand moment. Nous sommes passés à minuit. Sur Common People, sept mille personnes ont repris en choeur nos paroles. C'était la communion. Il est vrai qu'à cette heure, tout le monde était sous l'effet des drogues ingurgitées tout au long de la journée. C'est a cette occasion que nous avons joué Sorted For E's & Wizz pour la première fois. C'était l'occasion idéale pour étrenner cette chanson, tu ne trouves pas?

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